Lors du récit que j’ai consacré à la 2ème édition du Festival International du Tatouage, j’ai glissé quelques mots sur Bruno Cuzzicoli, inimitable octogénaire qui n’a vraiment pas la langue dans sa poche (on pouvait déjà s’en rendre compte dans la tribune qu’il avait signée sur le blog de votre serviteur) et qui, surtout, jouit du titre très envié et très enviable de premier tatoueur officiel de France.
Etat des lieux du métier, évolution et challenges
Aux côtés de Philippe Liotard, sociologue spécialiste du corps, de Lukas Spira, body hacktivist, et de moi-même, Bruno Cuzzicoli a participé à la conférence de tatouage organisée par l’équipe du Cantal In’k the Skin, le dernier jour du Festival 2014. L’occasion d’établir un état des lieux du métier et d’évoquer son évolution, mais aussi les défis qui l’attendent. Retour sur la rencontre, illustré par les photos de Pounti Prod.
Retour sur la carrière du premier tatoueur de France
Notre premier tatoueur de France (comprendre l’homme qui a ouvert la première boutique de tatouage en France, à Pigalle, dans les années 1960) est longuement revenu sur sa carrière – non sans que j’aie pris le temps de dévoiler qu’âgé d’à peine 16 ans, j’allais moi-même le voir œuvrer, déjà, dans son salon de tatouage parisien.
Après l’évocation du statut des tatoueurs et des apprentis, ainsi que des conditions de formation des tatoueurs – autant de sujet pour lesquels je me bats au quotidien –, Bruno Cuzzicoli, notre Sailor Jerry national et père professionnel, entame sa poignante tirade, les larmes aux yeux.
La Saint Bruno
C’est le jour de la Saint Bruno que notre premier tatoueur de France a ouvert sa boutique parisienne. A l’époque, notre « dessinateur intradermique » (c’est le terme employé à l’époque) utilise une « bousille », l’ancêtre de notre dermographe (ce dernier a d’ailleurs fait son entrée dans le dictionnaire Robert – enfin !).
La bousille est composé d’aiguilles plantées dans un bouchon de liège – un outil que « l’on se passait les uns les autres, sans aucune mesure d’hygiène », confie avec une nostalgie teintée d’humour, notre premier tatoueur de France. « On se tatouait entre nous avec de l’encre de Chine », ajoute-il.
Une jeunesse qui vibre déjà pour le tattoo
Notre senior s’attarde ensuite sur la jeunesse d’alors, déjà attirée par le tattoo : « impatiente », « peu disciplinée », Bruno doit parer sa porte d’un panneau « Interdit aux moins de 18 ans » pour réfréner les pulsions des adolescents !
Pour tatouer, il fallait être sinoc
« Il faut beaucoup de cœur, d’émotion et de sensibilité pour exercer le métier de tatoueur », confesse notre premier tatoueur de France. « Mais il fallait surtout être sinoc pour se lancer dans une telle activité à l’époque », ajoute-t-il. « Un mélange d’ambition et d’inconscience de l’âge. »
Interrogé sur la démocratisation du tattoo, Bruno Cuzzicoli revient sur sa lutte pour défendre ceux qui souhaitaient se faire tatoueur : l’expression « suicide social » est évoquée.
Tatouage vétérinaire, chirurgical et esthétique
Notre tatoueur revient ensuite sur le « triptyque » intradermique qu’il a développé au cours de sa carrière :
- le tatouage vétérinaire (identifier les animaux)
- le tatouage chirurgical (masquer des imperfections de la peau post-opératoires)
- le tatouage esthétique (prémices du maquillage permanent)
Entre tatoueur artistique et technicien du tatouage, la limite est fine pour notre précurseur.
Pouvoir pratiquer le tatouage en ayant pignon sur rue et sortir le tatouage des bas-fonds auxquels on l’apparentait trop facilement : voilà les objectifs recherchés alors par Bruno. A l’époque, le tatoueur ne jouit pas d’un statut qui lui est propre – un demi-siècle plus tard, la situation n’a guère changé.
Vers un statut d’artisan pour le tatoueur
TVA, taxes professionnelles, taxes d’apprentissage : notre premier tatoueur de France revient en détails sur les petites choses du quotidien, prônant la création, aujourd’hui, d’un statut d’artisan pour les tatoueurs. Mais pour cela – nos lecteurs le savent aussi bien que moi – le mot d’ordre est la patience. Un adage confirmé par Bruno : « les escaliers de l’administration sont très difficiles à gravir », rappelle l’homme. « Il faut y aller doucement, pas à pas » ; sans jamais lâcher prise.